(*) Par Benicien Bouschedy, écrivain gabonais
Depuis l’école primaire, les enseignants nous apprennent que notre devise nationale - « Union, Travail, Justice » - est un héritage symbolique fort censé incarner les aspirations du peuple à la cohésion nationale, au développement socio-économique et à l’État de droit. Pourtant, à l’épreuve du réel, ces trois piliers symboliques ont progressivement été réduits à des slogans officiels sans effet structurant, ou brandis comme une relique rhétorique que comme un véritable projet de société, ou encore prononcés tel un serment trahi par la routine exotérique du pouvoir et les renoncements collectifs.
Au regard du contexte actuel où l’exigence de la refondation repose entre autres sur « la restauration » dont le sens médical invite à saisir notre pays comme un « grand malade » en salle de soins, la passion intellectuelle m’engage, depuis au moins 2016 à examiner notre société sous deux angles : les symboles et les Hommes. Dans ce biais, je gratte brièvement ces mots pour interroger la déconnexion croissante entre ces trois idéaux fondateurs et les réalités concrètes du Gabon contemporain, tout en proposant de réinvestir cette devise comme socle éthique et stratégique d’un nouveau contrat social national du Gabon à venir. Commençons par l’ « UNION ».
L’Union, ou l’illusion d’une communauté sociale
L’union nationale, dans le discours officiel, demeure un refrain rituel. Pourtant, le tissu social gabonais est profondément fragmenté : par les clivages ethno-régionaux souvent instrumentalisés à des fins politiques, par la défiance entre gouvernés et gouvernants, et par la marginalisation persistante de certaines franges de la société. Loin de la fraternité entre les fils et filles d’un même territoire, l’union a trop souvent été confondue avec le silence ou l’uniformité imposée.
Le pluralisme politique est marginalisé et les dynamiques communautaires ou régionales sont exploitées comme leviers électoralistes. Unis par la langue du colonisateur et « l’obligation » d’habiter le même territoire, tout semble nous distinguer derrière les revendications ethno-régionales ou les clameurs religieuses, sans que la volonté d’action ne commande l’Idée d’être Peuple. Sur le terrain social, les fractures sont profondes. Entre les classes privilégiées des centres urbains et les populations rurales délaissées, entre les jeunes désabusés et les élites dirigeantes, le lien national est distendu. Pour le dire grossièrement, notre unité nationale reste ainsi davantage proclamée que vécue, revendiquée par les gargouillements individuels du ventre affamé de privilèges ou criée dans les rues où assiégées par les délestages et le manque de tout, confondant ainsi « ordre » et « union ».
L’urgence de repenser l’Union comme une communauté inclusive et opérante
Malgré ces dérives que peut constater tout esprit critique, l’union ne peut être décrétée. Elle se construit par l’inclusion réelle de tous les Gabonais dans la vie publique : en valorisant la diversité des opinions ou en promouvant une citoyenneté active dès l’école primaire. L’union, c’est le dialogue, la solidarité, la co-construction de notre façon d’habiter le pays. Il ne s’agit pas de penser ce mot comme uniformité ou allégeance à quelques diables manipulateurs. L’Union doit être reconfigurée comme pacte civique fondé sur le pluralisme, l’écoute, la participation citoyenne. À l’instar des expériences de démocratie participative au Bénin ou au Sénégal, nous gagnerons à promouvoir des espaces de délibération locale, inclusive et transparente qui nous sortirons du mythe de l’unité imposée.
Dans notre imaginaire politique, l’Union a longtemps été conçue comme une adhésion sans réserve au pouvoir en place ou comme une fiction consensuelle autour d’un projet national que peu de citoyens ont contribué à définir. En vérité, cette vision autoritaire et verticale de l’unité a davantage produit du silence que du consensus, et de l’alignement que de la collaboration. Pour justifier ce propos, je ne citerai pas, par exemple, les parades électorales et les amitiés d’intérêts souvent exhibées atour de la candidature du Président de la République lorsqu’il participe à une élection. Or, pour qu’elle ait une véritable portée, l’Union doit se penser non comme un état passif, mais comme une dynamique active, entretenue par l’éducation, la reconnaissance, l’inclusion et la participation de tous les segments de la société.
L’union nationale ne peut advenir sans une reconnaissance active des blessures passées - discriminations, violences d’État, marginalisations régionales ou sociales - qui continuent d’empoisonner le vivre-ensemble. Cela suppose entre autres : la réforme des symboles nationaux (hymne, fête nationale, programmes scolaires) pour y inclure toutes les mémoires : des résistants oubliés, des langues marginalisées, des figures historiques issues des régions souvent invisibilisées ; une politique culturelle de reconnaissance des diversités régionales, par la création de maisons régionales de la culture, l’introduction des langues gabonaises dans les médias publics et l’éducation primaire, les colonies de vacances pour les plus jeunes accompagnés des parents au sein des foyers vivant dans d’autres régions du pays, etc.
Oser une Union participative capable de réinventer la citoyenneté
L’union ne peut être authentique que si les citoyens se sentent acteurs du destin national. Il faut sortir de la logique descendante de l’État centralisé pour aller vers une démocratie participative. Concrètement :
- Institutionnaliser des Conseils citoyens dans chaque province, au sein de chaque municipalité, chargés d’évaluer les politiques publiques locales et de faire remonter les besoins prioritaires. Ces conseils seraient mixtes (jeunes, femmes, sages, personnes en situation de handicap, syndicats, etc.) et dotés d’un pouvoir consultatif structurant.
- Tenir des Assises nationales périodiques, tous les trois ans, réunissant société civile, élus, experts, et citoyens tirés au sort selon leurs compétences et apports intellectuels pour redéfinir ensemble les priorités nationales.
- Doter les collectivités locales des lieux de cultures (médiathèques) afin d’inciter les populations locales à organiser ou à prendre part aux diverses activités censées nouer des liens entre jeunes et générations, les fédérer autour des mêmes centres d’intérêts, en vue de refonder un autre imaginaire national entretenu par le partage.
Telle qu’elle est envisagée, cette approche vise à enraciner l’unité sociale dans l’implication de chacun : la citoyenneté participative. Elle permet de sortir du monopole étatique sur l’intérêt général, pour redonner du souffle à la citoyenneté. Il s’agit d’œuvrer collectivement afin que l’unité se traduise dans les corps et les conditions de vie. Une telle vision peut être soutenue par un programme audiovisuel national de revalorisation des figures historiques et culturelles gabonaises, diffusé dans les écoles et les lycées ; des caravanes d’éducation civique axée sur les droits humains, l’histoire des institutions, et les valeurs de coopération et de tolérance. Car il n’y a pas de Peuple sans récit commun, et pas de récit commun sans politique culturelle ambitieuse.
Loin d’une rhétorique fictionnelle, l’UNITÉ de notre Peuple doit être construite par le bas, à partir des réalités vécues, des aspirations citoyennes et des réparations attendues. Elle exige une révolution de la gouvernance, mais aussi une réconciliation des imaginaires. Ce n’est qu’à ce prix que « l’Union » pourra redevenir le premier pilier vivant et vibrant de la devise nationale. Et non un mot figé sur le fronton des institutions.
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