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Politique

Oraison funèbre à la mémoire d'Anaclé Bissiélo : « Je paie le prix de mon engagement politique, depuis 1990, sur l'autel de la République ».

IMG Anaclé Bissiélo a gardé la tête haute contre toutes les formes d'adversités.

(*) Par Fidèle-Pierre NZE-NGUEMA

 

 

Mesdames, Messieurs, chers collègues,

 

Vous me permettrez de ne pas sacrifier aux usages de la rhétorique d'une tension mémorielle, qui impose le rappel interminable des souvenirs, qui me lient à notre illustre compatriote, à qui je dois rendre cet hommage prématuré : Anaclé Bissiélo. Hommage prématuré, car les lois de la nature voudraient que ce fût le contraire ! Un proverbe de chez nous ne dit-il pas : « Les jeunes pousses sont l'avenir de la forêt ». La litanie des souvenirs vous sera également épargnée, au regard des contraintes calendaires.

 

Qu'il plaise donc à cet auguste aréopage de noter le caractère fortuit de notre première rencontre dans le hall du ministère des Affaires étrangères, son ministère de rattachement de l'époque. Nous sommes au début des années 90. « Professeur, je viens de parcourir votre excellent ouvrage, Modernité, Tiers-Mythe et Bouc-hémisphère, annoncé dans le monde diplomatique de novembre 1989 ». J'en ai été fort impressionné. Je lui fis alors observer, un tantinet espiègle : « Ce n'est pas le genre de la maison ! » Il répond sur le même ton badin, avec ce sourire, qui le rendait si attachant : « Professeur, je suis avant tout sociologue ». Venez donc avec nous au département de Sociologie, ce qui fut fait.

 

Trois ans plus tard, malgré de brillants états de service, il n'avait toujours pas le statut d'enseignant permanent ! Au détour d'une observation sur son intégration au sein du département, il me confiera : « Prof, je ne suis toujours pas permanent. Je compte avec la prochaine rencontre fixée en fin de semaine ! » devait-il préciser, persuadé de tenir l'occasion d'en savoir davantage sur les raisons de ce report sans fin. Je dus remettre mon voyage pour un colloque, aux fins de prendre part à l'assemblée générale du département qui devait décider des nouveaux recrutements. L'assemblée, une fois de plus, décida de reporter l'étude de son dossier. Mais la préconisation me parut bien spécieuse ! Je pris la parole, et, l'air de rien, demandai au chef de département, Mesmin-Noël Soumaho, de passer le dossier au vote, à main levée.

 

Pris au dépourvu, les acteurs de la cabale se garderont de justifier des raisons de leur refus d'admettre au département un jeune collègue dont les étudiants louaient la qualité des enseignements. M'adressant au chef de département : « Mesmin, tu voudras bien noter que ce dossier a recueilli l'accord de tous les collègues présents ». Anaclé Bissiélo faisait ainsi son entrée comme enseignant permanent au département de Sociologie, en 1993 ; qu'il ne quittera plus.

 

A contrario, affirmer que la vérité serait tout autre : à savoir que les blocages auraient été le fait du doyen de l'époque, est totalement irrecevable !  Car le doyen n'intervient pas au niveau de la simple étude du dossier. Cette étape est du ressort exclusif du département ! Sauf à vouloir se dédouaner à bon compte ! Par ailleurs, soutenir que l'étude du dossier dépendait du changement de corps, c'est faire accroire que cette procédure y aurait été liée, de manière irréfragable ! Comprenne qui pourra !

 

Comme il est indéniable que l'intégrité morale d'Anaclé Bissiélo lui vaudra d'occuper, peu après, les fonctions de chef de département. D'où le surnom affectueux de « chief », qui le consacre parmi ses collègues comme un modèle de rigueur et d'abnégation. Un collègue instruit dans l'éthique et la déontologie de l'enseignant-chercheur, et qui apportera un soutien indéniable dans la lutte contre un fléau, qui gangrenait le département ; ce fléau que la décence commande de tenir innommé.

 

Toutefois, comment expliquer le fait que la réponse du dernier orateur, au cours de la cérémonie, semblait résonner comme un écho inspiré des échanges du groupe de contact ? Le groupe aurait-il failli au sacro-saint principe de l'obligation de réserve ? Un principe devenu, avec l'épreuve du temps, une religion pour ce camarade qui vient de nous quitter ! Dans le même sens, pour lui, la rigueur morale n'avait pas de prix ! C'est pour sa rigueur morale et intellectuelle que je lui propose d'être mon conseiller dans mes fonctions de recteur de l'Université Omar Bongo.

 

Plus qu'un collaborateur, il sera un vrai partenaire, voire le subséquent du recteur. Grâce à son dynamisme, nous avons mis en place une synergie nouvelle au cours de ce mandat marqué précisément par quatre événements emblématiques : 

  • l'attribution des doctorats honoris causa à trois grands personnages dont : le Président de l’Afrique du Sud, Nelson Mandela, le Guide libyen, Mouammar Kadhafi, l'ancien Secrétaire d'Etat du Vatican, Monseigneur Mamberti devenu depuis lors, Cardinal Mamberti ;
  • la réception à domicile, pour un dîner en l'honneur de l'Ambassadeur de Chine, accompagné de son épouse et de sa délégation ;

C'était en prélude à la signature de la convention pour l'édification de l'Institut Confucius, à l'Université Omar Bongo. Une convention signée lors du séjour des recteurs francophones en Chine, en 2007 ;

  • la réception du prix de l'excellence africaine et la distinction de recteur de l'année 2006-2007 ;
  • l'accord du Chef de l'Etat d'allouer un budget de 21 milliards de Fcfa pour la construction d'une nouvelle université Omar Bongo.

 

Une telle synergie n'aura pas échappé au Premier Ministre Jean Eyeghe-Ndong, qui me fera part de la décision du Chef de l'Etat de faire entrer Anaclé Bissiélo au gouvernement. Ce qu'il acceptera, après avoir obtenu l'assurance que Me Fabien Méré en fasse partie. Après sa sortie du gouvernement, Anaclé sera le Président du MAEP, jusqu'au moment où il nous quitte. Le MAEP, une organisation qui a permis le financement de certains projets à l'université. Anaclé Bissiélo avait un sens aigu de l'amitié, et en tant que sociologue des organisations, il mettait un point d'honneur à réussir tout ce qu'il entreprenait.

 

Age quod agis ! Fais ce que tu fais, aurait pu être alors sa devise ! C'est à ce brillant collègue qu'il m'est donné de rendre l'hommage mérité pour son engagement politique, comme l'a souhaité le département. J'en ai accepté l'augure, non sans une réelle émotion, qui transparait dans le bref rappel que je viens de faire sur les rapports avec certains collègues. Des collègues qui lui imputaient à crime son engagement dans l'opposition avec le PGP, puis le PARI, qu'il venait de créer avec ses camarades de lutte, dont Me Fabien Méré. Le PARI, l'unique courant du PGP, comme le rappelait encore, l'actuel Président de ce parti, Benoît Mouity Nzamba. Le PGP qui s'impose sur la scène politique grâce au savoir-faire de Me Pierre-Louis Agondjo Okawé et Joseph Rendjambé, en particulier, avec qui je devais endurer les affres de la privation de liberté en 1972-1975, pour subversion et complot communiste.

Excusez du peu ! Ces tribulations au sein du département seraient l'expression en creux, du travail de l'idéologie du parti unique, dans ce temple du savoir, bien des années après la conférence nationale. C'est dire que l'enseignant-chercheur avait souventes fois, tombé l'habit du savant. Le savant, critique des pouvoirs qui écrasent les aspirations populaires !

 

L'université, le champ de féroces rivalités de fourmis sur des atomes de terre, pour paraphraser Voltaire, repris par le Professeur Alexis Mengue m'Oye, sur leur apport précoce à la huitième législature ! Le Président du SNEC-UOB, Mathurin Ovono-Ebe, dans son témoignage, rappelle également le combat d'Anaclé Bissiélo pour une meilleure université et contre l'injustice sous toutes ses formes. Comme le dit le poète Pierre-Claver Akendengue : « Le combat est partout où est l'ennemi ».

 

Et malgré son passage au gouvernement, Anaclé n'a jamais divorcé d'avec cet esprit critique.

 

Une position vivement relativisée par son collègue Jean-Marie Bouyou : « Prof, c'est bien d'en parler en termes élogieux, mais Anaclé a fait partie du gouvernement sous Omar Bongo ! Il ne faut pas faire semblant de l'oublier ». Un propos qu'il me tiendra, alors que le Groupe de contact est réuni chez Maximin Pyssame, pour prendre connaissance de l'oraison funèbre que je devais prononcer le lendemain à l'Université. Une critique qui lui vaut cette ferme répartie : « Il n'a jamais été accusé de rien, durant le temps qu'il y passera ! ».

En effet, avant son entrée au gouvernement, il s'était engagé sur l'honneur de : « Servir l'Etat, sans perdre son âme ! ». Comme le recommande la tradition ancestrale. L'éthique de la Maat, qui consacre le respect des valeurs cardinales de Vérité, de Justice et de Paix. Il n'a pas failli !

Comme on peut le voir avec la crise post-électorale de 2016, quand il rentre résolument en résistance pour redonner au peuple des raisons d'espérer en des lendemains meilleurs. Car, ce pays a misère besoin de bonheur ! Ce pays a misère besoin de bonheur comme tous les pays !

Que l'on ne s'y méprenne pas. Il n'y a point d'acrimonie à l'aplomb de cette grave et profonde exhortation.

Pour avoir refusé des propositions de nomination jusqu'au poste de ministre d'Etat, il y a peu, suffit à vous en convaincre ! Dire que le peuple gabonais a misère besoin de bonheur comme tous les peuples, c'est inviter les dirigeants de ce pays à faire le bilan de leur gestion, et à méditer sur cette mise en garde de Talleyrand : « L'ambition dont on n'a pas les talents est un crime ». Et comme disait André Gide : « C'est souvent lorsqu'elle est le plus désagréable à entendre que la vérité est la plus utile ».

 

On ne peut pas prétendre aimer son pays, et le condamner à une précarité structurelle ! C'est une contradiction performative, pour dire le moins ! Oui, ce pays a misère besoin de bonheur ! Ce pays qu'il a tant aimé et pour lequel il aura donné le meilleur de lui-même. C'est à cette résistance que ce patriote eût souhaité que votre auguste assemblée accordât toute son attention. Ces propos que je tiens, en ce moment, devant cette auguste assemblée, sont le témoignage de ses attentes.

Pour fixer sa vision de la résistance, je reprendrais volontiers le mot de Che Guevara : « Celui qui n'a pas le courage de se rebeller n'a pas le droit de se lamenter ». C'est dans ce sens qu'il n'est que justice de reconnaître qu'Anaclé Bissielo, qui n'en pensait pas moins, a su animer dans ce combat, un véritable esprit de résistance ! Cet esprit de résistance, qui nous oblige, chaque jour, un peu plus. Ainsi, nous avions en partage, pendant nos joutes oratoires, ce constat d'une radicale évidence en sciences sociales : la résistance est un concept sociologiquement vivant ! Comme le soulignait déjà Adorno, lors d'un congrès des sociologues allemands.

 

Au regard du vide qu'il laisse derrière lui, j'ai eu la nette impression – comme une ultime consolation – de l'entendre me délivrer ce message posthume, le 13 mai 2023, alors que je faisais ma prière du matin : « Prof, je paie le prix de mon engagement politique, depuis 1990, sur l'autel de la République ». Après avoir choisi, pourtant, de nous épargner le spectacle de son dernier combat contre la mort ! Le syndrome de Jeanne d'Arc ?

 

François Bengono Bengono, dans un ouvrage de 600 pages, au titre évocateur : Nkul Bewu (le tambour des morts en langue Ekang), « entend démontrer la scientificité de la maxime africaine : les morts ne sont pas morts » que popularise le poète sénégalais Birago Diop. Cet essai illustre, sur la base d'exemples, la rationalité des phénomènes dits paranormaux procédant par la science dite : hypothético-déductive, suggère une série de lois qui sont telles qu'en les appliquant, tout le monde peut effectuer un voyage initiatique au monde des morts, conformément à la religion africaine" (Codesria éditeur, 2023, pris sur le net).

Nous sommes loin de l'image d'Epinal du Républicain politiquement correct, que l'on s'efforce d'imposer dans l'opinion, afin de mieux banaliser l'impact indéniable d'Anaclé Bissiélo dans le camp de la résistance. Car, nul sophiste n'aurait pu le convaincre que l'intellectuel engagé n'était qu'une vue de l'esprit ! Encore moins lorsque lui revient en mémoire la noblesse de ce mot, avec Emile Zola, dans son célèbre « J'accuse », qui résume son combat pour le capitaine Dreyfus ! Ce combat, qui est l'idéal de l'intellectuel engagé. Autrement dit : la défense de la veuve et de l'orphelin ; la défense des classes laborieuses ; la défense des opprimés. Il va s'investir dans ce combat toute sa vie et, singulièrement, depuis 2016, pour son inestimable contribution à la candidature unique de l'opposition au sein de la CNR. Un acte de courage qui le désigne à la vindicte du pouvoir et l'oblige, pour sa sécurité, à trouver refuge auprès de familles amies.

« Pourquoi avoir préféré ces familles amies, au détriment des proches parents avec lesquels il aurait entretenu des rapports fusionnels ? ». C'est la question qui hante de nombreux enseignants présents à cette cérémonie des adieux. Comprenne qui pourra ! Anaclé aura passé ainsi, près de 2 ans, chez nous, avant d'être accueilli par le Président de la CNR, pendant près de 4 ans. Un séjour au cours duquel il devient la cheville ouvrière dans le cabinet du président Jean Ping.

 

Enfin, face à cet événement douloureux qui sollicite tous nos sens, et interpelle notre humaine condition dans sa fragilité ontologique, et alimente notre prise de conscience du caractère consubstantiel de la finitude de l'homme, il me reste à souhaiter que le départ mémorable et prématuré d'Anaclé ne soit pas pour la CNR, le coup fatal, après tant d'épreuves cruelles ! L'on serait tenté d'évoquer, mutatis mutandis, cette analogie tragique sur César - Omnes vulnerant ultima necat - (toutes blessent, la dernière est mortelle). Pour dire que ce départ soit non pas le chant du cygne de notre combat au cabinet, mais un hymne à l'amour ; la promesse de célébrer la liberté.

Que son départ prématuré soit la promesse de multiplier nos espoirs, afin que sur les tombes où reposent nos résistants morts pour nos vies, éclose la certitude qu'un Gabon où il fait bon vivre est possible. Si le peuple le veut, si le peuple le décide. Dieu bénisse le Gabon, et que ce digne combattant de la liberté repose en paix auprès des mânes de ses ancêtres.

 

 

(*) Département de Sociologie

Faculté des Lettres et Sciences Humaines

Université Omar Bongo

Libreville 

Professeur titulaire

Recteur Honoraire

 

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